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Particuliers : l’endettement à vie des individus devient-il peu à peu la norme ?

La décorrélation entre les prix et le pouvoir d’achat des ménages atteignent des niveaux tels qu’ils rendent la vie difficilement soutenable pour la plupart des ménages à l’échelle mondiale. À ce titre, le secteur immobilier est un indicateur représentatif des difficultés macro- et socio-économiques rencontrées par une population au sein d’une zone géographique donnée, en ce qu’il constitue pour la majorité des ménages « l’achat d’une vie » et qu’il se veut donc être une dépense considérable. Le recours au levier bancaire, c’est-à-dire à « l’endettement », pendant des périodes aussi longues n’a jamais existé vis-à-vis des particuliers et la norme de « l’endettement à vie » semble désormais se profiler. Qu’en est-il véritablement et quelle réalité financière semble-t-elle se dessiner ? Analyse…

Contextualisation

Fin octobre 2023, un article de France TV Info – intitulé « Immobilier : au Royaume-Uni, des primo-accédants s’endettent sur 40 ans » – pose la question du risque avéré de normalisation de « l’endettement à vie » au Royaume-Uni.

L’article, très concis, se veut direct en commençant par les propos suivants : « Outre-Manche, de plus en plus de primo-accédants s’endettent sur 40 ans. Cette formule […] peut s’avérer dangereuse pour les futurs propriétaires ».

Bien que le corps de l’article ne présente pas un intérêt saisissant, la question soulevée par le journal a le mérite d’exister en ce qu’elle semble être plus que jamais d’actualité. En ce qui concerne la France, le sujet se veut un tantinet plus épineux que leur article ne semble le suggérer en annonçant que « c’est inimaginable en France, où les crédits ne peuvent dépasser 25 ans ».

Or, la réalité historique ne semble, visiblement, pas être la même pour tout le monde.

En effet, comment oublier qu’il était encore possible il y a deux ans auparavant d’emprunter de l’argent pour une durée de 35 ans en France ? En effet, quelques recherches Internet suffisent à retrouver un article datant de 2019 écrit par le groupe Crédit Agricole et intitulé « Achat immobilier : devez-vous emprunter sur 35 ans ? ». Dans cet article, le préambule se veut sans détour en énonçant que « en matière de prêt immobilier, nous avons pu noter un allongement des durées. Aujourd’hui, il est possible d’emprunter sur 35 ans. Mais est-ce réellement une bonne solution ? ».

Mais la situation a quelque peu changé à partir de début 2022, avec une régulation en apparence supérieure émise par le gouvernement français, avant de s’assouplir en 2023 (sous l’impulsion du même gouvernement). Explications !

L’idée de « l’endettement à vie », une possibilité en lien avec le Haut Conseil de Stabilité Financière (HCSF)

Sur décision du 29 septembre 2021, applicable au 01 janvier 2022, le HCSF a pris un ensemble de décisions relatives aux conditions d’octroi de crédits immobiliers en France dans sa décision D-HCSF-2021-7.

De cette décision émanent « deux critères que les établissements de crédit doivent appliquer en matière de crédit immobilier : le taux d’effort des emprunteurs, c’est-à-dire le ratio de leurs charges d’emprunt sur leur revenu, ne doit pas excéder 35 % ET la maturité du crédit ne doit pas excéder 25 ans (avec une tolérance de 2 ans de différé d’amortissement dans des cas où l’entrée en jouissance du bien est décalée par rapport à l’octroi du crédit) » (source : Ministère de l’Economie et des Finances).

Toutefois, le milieu bancaire a joué des pieds et des mains afin de faire modifier et/ou assouplir cette décision D-HCSF-2021-7 étant donné que l’appauvrissement généralisé de la population français était palpable et que le crédit immobilier (donc les profits bancaires) ralentissait drastiquement à échelle nationale, du fait desdites mesures.

Fin juin 2023, le HCSF est – comme par hasard ?! – revenu de manière subtile sur sa décision du 29 septembre 2021 puisque « selon la décision du 29 juin 2023, les établissements peuvent déroger à ces critères pour une marge de flexibilité allant jusqu’à 20 % de la production de nouveaux crédits immobiliers octroyés chaque trimestre civil. Au sein de cette marge, au moins 70 % (au lieu de 80% précédemment) de la flexibilité maximale doit être réservée aux acquéreurs de leur résidence principale et au moins 30 % aux primo-accédants. Les 30 % restant de flexibilité maximale (soit 6 % de la production trimestrielle, au lieu de 4% précédemment) sont libres d’utilisation » (Source : Ministère de l’Economie et des Finances). Il s’agit de la décision D-HCSF-2023-2.

Mise en perspective de la décision D-HCSF-2023-2 quant aux dossiers de nouveaux crédits immobiliers pouvant être assouplis

Pour comprendre davantage les enjeux, il est nécessaire de prendre un exemple pour prendre de la hauteur quant à cette décision D-HCSF-2023-2.

Mettons qu’une banque ait la possibilité d’accorder 1 000 nouveaux crédits immobiliers (chiffres pris au hasard) par mois civil, soit 3 000 crédits nouveaux crédits immobiliers par trimestre civil.
D’après la décision D-HCSF-2023-2, la marge de flexibilité des banques peut aller jusqu’à 20%, c’est-à-dire que 600 nouveaux crédits (= 3 000 * 20%) maximum pourraient déroger aux règles en vigueur de 35% de taux d’endettement ainsi que 25 ans de durée maximale du crédit.
Or, concernant ces potentiels 600 nouveaux crédits assouplis, au moins 70% d’entre eux devraient obligatoirement concerner les acquéreurs d’une résidence principale (RP), incluant les primo-accédants à hauteur d’au moins 30%.
Dans l’exemple, cela veut donc dire qu’au moins 420 nouveaux crédits (= 600 * 70%) immobiliers devraient concerner les accédants à une RP avec les primo-accédants (en partant du principe que la banque utilise toutes ses capacités de réaliser ses 600 crédits assouplis).
Parmi ces 420 nouveaux crédits immobiliers assouplis émis, au moins 126 nouveaux crédits (= 420 * 0,3) immobiliers émis devraient donc s’adresser aux primo-accédants, toujours en se référant à la décision D-HCSF-2023-2.
Cela signifie aussi qu’au moins 294 nouveaux crédits (= 420 – 126) immobiliers assouplis émis devraient concerner les accédants à une RP.
Enfin, « les 30 % restant de flexibilité maximale » (selon HCSF), à savoir 180 nouveaux crédits (= 600 – 420) immobiliers assouplis émis sont totalement libres d’utilisation (exemple : achat de résidence secondaire, immobilier locatif, etc.).

Afin de rendre encore plus intelligibles les éléments susmentionnées dans le précédent paragraphe, voici le résumé des données relatées en exemple et par application des directives HCSF du 29 juin 2023 actuellement en vigueur :

  • Possibilité – dans l’exemple choisi – d’accorder des nouveaux crédits immobiliers pour un trimestre civil : 3 000 ;
  • Marge de flexibilité des banques : 20%, donc 600 nouveaux crédits immobiliers maximum assouplis ;
  • Ratio 1 d’obligation de délivrance aux acquéreurs de RP + primo-accédants : 70%, soit 420 nouveaux crédits ;
  • Ratio 2 d’obligation (dans les 70% du Ratio 1) de délivrance aux acquéreurs primo-accédants : 30%, soit 126 nouveaux crédits ;
  • Ratio 3 d’obligation (dans les 70% du Ratio 1) de délivrance aux acquéreurs de RP : 420-126 = 294 nouveaux crédits ;
  • Restant de flexibilité maximale (résidence secondaire, immobilier locatif, etc.) : 30%, soit 180 nouveaux crédits.

Autrement dit, d’après les données fournies par la HCSF et présentement mises en perspectives par Scylla Investment, il est sans difficulté possible de dire que sur tous les dossiers de nouveaux crédits immobiliers reçus par les banques françaises, au maximum 4,2% des acquéreurs primo-accédants, 9,8% des acquéreurs d’une résidence principale et 6,0% des autres acquéreurs immobiliers (soit 20%, puisque 4,2 + 9,8 + 6,0 = 20) peuvent bénéficier de conditions dérogatoires leur permettant d’excéder les limites de taux d’endettement à hauteur de 35% et/ou de durée d’emprunt de 25 ans.

Taux d’endettement des ménages français supérieur à 100% de leur Revenu Disponible Brut (RDB)

Toujours d’après la décision D-HCSF-2023-2, il s’avère que le taux d’endettement des ménages français a presque doublé entre 2001 et 2022. En effet, le corps de texte de la décision apporte les précisions suivantes, selon lesquelles : « considérant que l’endettement des ménages est passé de 53,4 % du Revenu Disponible Brut à 101,1 % entre le 1er trimestre 2001 et le dernier trimestre 2022, que le crédit à l’habitat contribue significativement à cette dynamique et que le niveau d’endettement atteint conjugué à la hausse des taux d’intérêt est de nature à fragiliser l’endettement des ménages en exerçant une pression renouvelée sur les conditions d’octroi de crédit […] ».

Annoncé de manière officielle, les ménages français sont, sans équivoque, surendettés. Avec la hausse des taux d’intérêts depuis plusieurs années, une inflation galopante, les dévaluations monétaires conséquentes par recours massifs à l’impression monétaire, la perte de pouvoir d’achat moyen à échelle mondiale accompagnant l’épisode fort du Covid-19, les prix encore très élévés de l’immobilier en France, la situation tendue sur le marché de l’emploi à échelle mondiale (fragilité des entreprises, Intelligence Artificielle, taxes, coupes budgétaires, numérisation des transactions, etc.) ainsi que des flux migratoires imposant des contraintes également à échelle mondiale, la situation vis-à-vis du niveau d’endettement des ménages (a fortiori français) n’est vraisemblablement pas prête de s’améliorer.

Par ailleurs, ladite situation laisse manifestement davantage présager de seuils d’endettement des ménages avoisinant 150% de leur Revenu Disponible Brut (RDB) dans un futur – plus ou moins lointain – que 50% de leur RDB. Tel qu’évoqué précédemment, il semble empiriquement utopique de s’attendre à une quelconque amélioration alors que nombre de voyants sont en la défaveur de la situation de vie des ménages.

Conclusions

L’ensemble des faits rapportés dans cet article semblent légitimer les craintes soulevées par France TV Info et rassemblées dans cette question : « s’endetter pour la vie, est-il en train de devenir la norme ? ».

Etant donné le contexte mondial actuel, que ce soit en France, au Royaume-Uni ou partout ailleurs, Scylla Investment tend à répondre à la question posée par France TV Info par une autre question, à savoir : « comment pourrait-il en advenir autrement que par un endettement à vie ? ».

Si la situation des pays et des ménages n’est absolument pas au beau fixe, elle est même sur une pente glissante se voulant également savonneuse. La marge d’erreur est faible, pour ne pas dire inexistante, et l’avis de Scylla Investment est que beaucoup de ménages – à échelle mondiale – risquent de faire sévèrement les frais des politiques fort accomodantes menées allègrement par les pays du globe ainsi que les banques centrales depuis plus de 20 ans.