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Probatio diabolica : l’impossible preuve de la propriété immobilière ?

Remettre en question un élément que tout un chacun considère comme évident est rarement tâche aisée. Cela est également rarement bien accueilli. Toutefois, lorsque cet élément concerne la “propriété immobilière” alors le sujet est très sérieux. Véritable élément de déchirement, de vocation à corps perdu, de dépenses infinies voire de raison de vivre, l’immobilier est au cœur de la vie des citoyens du monde entier. En France, cela est particulièrement vrai étant donné l’aversion des français pour la pierre. Pourtant, beaucoup semblent ignorer qu’acheter un bien immobilier est une chose, mais qu’en prouver la propriété est une tâche autrement plus délicate.

Introduction à la Probatio diabolica

En matière de droit, il est un concept hautement important en matière de preuve intitulé Probatio diabolica. Littéralement traduisible par “Preuve du diable” ou “Preuve diabolique”, il ressort par la nature même des termes employés une inquiétude certaine. A raison, puisqu’on parle de probatio diabolica lorsque le fardeau de la preuve requiert de fournir une preuve que nulle partie ne peut fournir de par sa nature.

Afin de citer les éditions Lefebvre-Dalloz, il est particulièrement important de rappeler que “à l’exception de la démonstration d’une usucapion, la preuve de la propriété immobilière est impossible à rapporter”. Afin de comprendre en détail les enjeux de ces propos, retrouvables ici, il est nécessaire d’analyser quelque peu le fonctionnement juridique en matière de droit immobilier.

L’épineuse question des moyens de preuve de la propriété immobilière

Avant toute avancée supplémentaire, il est néanmoins utile d’indiquer un point théorique essentiel à savoir que la preuve de la propriété est libre et peut être rapportée par tout moyen. Ce point théorique s’applique tant aux biens de nature mobilière (Civ. 1re, 11 janv. 2000, n° 97-15.406) qu’immobilière (Civ. 3e, 20 juill. 1988, n° 87-10.998). Il est cependant à prendre en compte que les juges du fond (présents dans les juridictions civiles des premier et deuxième degrés) disposent d’un pouvoir souverain d’appréciation afin de déterminer la meilleure ainsi que la plus probable des preuves liée au droit de propriété.

Bien que n’importe quel indice est susceptible d’être pris en compte (Civ. 3e, 26 févr. 1974, n° 73-10.126), il faut bien garder en mémoire que la plupart des documents (actes notariés y compris) en possession d’un “propriétaire immobilier” ne sont rien d’autres que des indices et en aucun cas des preuves. Si la preuve de la propriété est libre, elle est tout sauf évidente.

La propriété immobilière, si chère à tant de personnes, est en effet un véritable flou artistique du point de vue des textes de lois. Fort appréciablement, les précédentes décennies furent jonchées de décisions de tribunaux et autres Cours d’Appel, ce qui permis de créer un certain nombre de jurisprudences en la matière. A ce titre, vous trouverez dans la suite de cette article des jurisprudences vitales à la compréhension des éléments évoqués.

La jurisprudence au secours de textes de lois lacunaires

“Mais attendu que les modes de preuve de la propriété immobilière étant libres, la cour d’appel, devant laquelle aucun titre commun n’était invoqué, n’a violé aucun texte dès lors que la preuve d’un arrangement entre le demandeur initial et ses co-indivisaires, pour lui reconnaître la propriété exclusive du bien comprenant le canal, pouvait être faite par la production d’attestations”. (Civ 3e, 20 juill. 1988, n° 87-10.998)

“Attendu d’une part, que les modes de preuve de la propriété immobilière étant libres, d’autre part, que la valeur probante des indications du cadastre étant déterminées souverainement par les juridictions du fond, c’est en vertu de son pouvoir souverain d’appréciation que la cour d’appel a décidé que des documents cadastraux étaient insuffisants pour établir la preuve de la propriété revendiquée ; que le moyen ne peut être accueilli”. (Civ. 1re, 31 janv. 2006, n° 03-13.365)

“Attendu que la preuve de la propriété immobilière étant libre, la cour d’appel, qui s’est fondée sur un document d’arpentage concrétisant le partage en neuf lots, signé par tous les héritiers de M. Basile X…, à l’exception de Michel, Louis et Sylviane X… et les attestations de ces trois héritiers approuvant l’attribution en pleine propriété du lot 905 à leur soeur Nathalie, a, sans dénaturation de l’attestation de Mme Sylviane X… dont elle a souverainement interprété les termes imprécis, légalement justifié sa décision”. (Civ. 3e, 27 mai 1997, n°95-17.790)

“Attendu qu’ayant retenu, à bon droit, que le cadastre n’était qu’un indice dans la preuve du droit de propriété et constaté que l’analyse de titres communs, éclairée par la lecture d’actes concomitants, permettait de comprendre l’emplacement des parcelles concernées et que la thèse émise dans une lettre de M. X… du 11 janvier 1991 selon laquelle les consorts Y… auraient obtenu de M. Z… “quelques années” après son acquisition, l’autorisation de passer sur son terrain pour accéder à la route du Dolmen, n’était qu’une hypothèse, étayée par aucun écrit ni aucun témoignage, la cour d’appel, abstraction faite d’un motif surabondant, a répondu aux conclusions et souverainement retenu les éléments de possession en faveur des consorts Y…” (Civ. 3e, 09 mai 2001, n° 99-16.972)

“Mais attendu, qu’appréciant souverainement la portée des titres produits par chacune des parties, la cour d’appel a, sans violer les règles de la preuve et en faisant justement prévaloir l’acte de donation-partage des consorts Y… sur la présomption pouvant résulter des mentions cadastrales, légalement justifié sa décision de ce chef.” (Civ. 3e, 21 déc. 1987, n° 86-14.143)

Mise en perspectives de la jurisprudence

Il est assez aisé, en feuilletant la littérature officielle, de constater que les preuves admises comme moyens de prouver la propriété immobilière sont :

1) Relatifs
2) Subjectifs
3) Flous
4) Facétieux, ou presque

Les quelques rendus de Cour de Cassation ci-dessus donnent très clairement un aperçu de ce véritable “flou artistique” évoqué en début d’article.

Afin de poursuivre des explications bien nécessaires, il est également utile de rappeler qu’il n’existe aucun registre ou livre foncier officiel dans le système français, excepté dans le droit d’Alsace-Moselle. A ce titre, voici les informations mises à dispositions sur le site Livre Foncier.fr rattaché au foncier d’Alsace-Moselle : “le livre foncier est le système de publicité foncière applicable dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Il se traduit par un outil d’information et de protection juridique qui garantit la transparence et la sécurité des informations portant sur les biens immobiliers ainsi que les droits réels s’y rattachant détenus pas des personnes physiques ou morales. Cette institution dépend du Ministère de la justice”.

Autre élément à charge contre la “propriété immobilière” est la question de la charge de la preuve. En France, qui doit donc prouver qu’il est supposément “propriétaire” ? Très simple : celui qui invoque le droit de propriété ! En d’autres termes, cette règle de droit commun précisant qu’un citoyen français est “innocent jusqu’à preuve du contraire” est tout à fait inversée dans le cas de la propriété immobilière puisqu’un citoyen français (excepté pour l’Alsace-Moselle) est non-propriétaire jusqu’à preuve du contraire.

L’unique moyen réel de preuve immobilière : l’usucapion (ou prescription acquisitive)

Or, vous l’avez saisi, comment prouver ce qui n’est par nature pas prouvable tel que l’entend l’expression juridique Probatio diabolica” ? Il n’existe qu’un seul moyen évoqué plus haut : l’usucapion, aussi appelée “prescription acquisitive”, puisque ni l’acte qui a conféré la propriété (acte de vente, acte de donation, testament, partage, jugement, etc.), ni le cadastre, ni les traces physiques des terrains ni le paiement des impôts fonciers ne sont des moyens de preuve absolue. Ils fournissent simplement une présomption de propriété, et nulle autre chose.

Mais alors, qu’est-ce que la prescription acquisitive ? Par définition, au sens de l’Article 2258 du Code Civil, il s’agit “du moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi.”

Toutefois, toute prescription requiert une durée afin de pouvoir être effective. Pour ce qui est de la propriété immobilière, cette durée de prescription acquisitive est fixée à 30 ans … à mettre en lien avec la fin des cotisations sociales et autres taxes sur la plus-value en cas de cession. Exception est cependant faite en cas d’acquisition à juste titre et de bonne foi d’un immeuble, pour laquelle la propriété est prescrite par 10 ans. Ces deux durées sont légalement fixées par l’Article 2272 du Code Civil.

Attention, toutefois, car si la “bonne foi” est tout à fait présumée vraie d’emblée (Article 550 du Code Civil), la notion de “juste titre” est bien plus subtile. En effet, pour obtenir un “juste titre”, cela suppose d’être un acquéreur a non domino, c’est-à-dire que le titre acquis n’émane pas du “véritable propriétaire”. A des fins d’exhaustivité, on peut rappeler que le juste titre « suppose un transfert de propriété consenti par un tiers qui n’est pas le véritable propriétaire » (Civ. 1re, 7 oct. 2015, n° 14-16.946). Ainsi, toute vente conclue avec le “véritable propriétaire” d’un immeuble ferait revenir au droit commun et à la durée de prescription acquisitive à partir de 30 ans de détention.

Conclusions

Ainsi, il devient évident de dire que contrairement à ce que chacun pourrait a priori penser, un titre de propriété ne constitue en aucun cas une preuve irréfutable de la propriété. Il faudrait, pour que cela soit le cas, réussir à prouver que son propre auteur était véritablement propriétaire lui-même, et ainsi de suite en remontant toute la chaîne des actes translatifs (Civ. 3e, 26 oct. 1988, n° 87-11.833) depuis la fondation du bien en question. Il s’agit là indubitablement de la fameuse Probatio diabolica (“preuve diabolique) puisque tout à fait impossible à rapporter en pratique. C’est pourquoi la possession constitue en réalité le meilleur – et quasi-unique – moyen de preuve réel dans la mesure où il s’agit d’une présomption légale irréfragable de propriété si et seulement si les conditions de la prescription acquisitive sont réunies et ce, même face à n’importe quel titre, comme le rappelle la Cour de cassation en l’espèce.